Texte paru le le 18/05/2019 sur le journal La Croix
Repris sur le site AJCF Lyon avec l’autorisation de l’auteur.
Anne-Marie Pelletier est théologienne, agrégée de lettres modernes et docteur en sciences des religions. Elle est engagée dans le dialogue judéo-chrétien depuis de nombreuses années.
Le christianisme fait beaucoup parler de lui en ce moment via les scandales qui continuent à défrayer l’actualité de l’Église catholique. Mais voilà que dans notre société française en proie aux grands jeux de la haine un autre scandale gonfle ses voiles et devrait occuper au moins à parts égales la conscience chrétienne. L’antisémitisme s’étale aujourd’hui avec une impudence qui remplit d’effroi.
Il faut dire à tue-tête combien cela doit mobiliser les pouvoirs publics et les citoyens. Les récentes manifestations à travers le pays témoignent qu’il y a en France des ressources de résistance qui nous freinent sur la pente que dévalent d’autres États européens.
Mais les chrétiens ont, eux, des raisons supplémentaires de se lever. Dans quelques semaines, ils célébreront le mystère pascal, qui les relie au plus central des Écritures d’Israël. Ils acclameront le Ressuscité, désigné par leurs évangiles comme Messie d’Israël. Il y a là bien plus qu’un détail anecdotique, comme la coïncidence cette année de Pâques et de la célébration juive de Pessah. C’est d’une réalité matricielle qu’il s’agit, constitutive de l’appartenance chrétienne. Sauf à venir de la tradition juive, on n’est chrétien qu’en étant greffé, saisi par la surprise d’avoir part à la révélation donnée à Israël, que Jésus déclare accomplir. Le mystère d’Israël devrait donc accompagner chaque membre de l’Église, interpellé par l’existence continuée aujourd’hui même du peuple juif.
Ainsi, se reconnaître associé aux biens divins reçus par un autre devrait nourrir la gratitude de tout chrétien à l’égard du peuple juif. « Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël », chante la Liturgie des heures chaque matin en reprenant le cantique de Zacharie. Mais se percevoir fondé dans la relation à un autre, c’est aussi naturellement s’éprouver décentré, se reconnaître précédé, délogé de l’inaugural, travaillé par une troublante proximité qui empêche de se prendre pour le tout. Fameuse épreuve spirituelle que, durant les vingt siècles écoulés, le christianisme aura eu bien du mal à soutenir ! Sauf que, depuis quelques décennies, la conscience du monde catholique a été ébranlée, ouverte enfin en son centre par la reconnaissance officielle et solennelle d’un lien décisif entre chrétiens et juifs. « Le salut vient des juifs ! » (Jn 4,22). Cette vérité refoulée, refusée, combattue par une longue tradition d’antijudaïsme a enfin trouvé son passage depuis la déclaration Nostra Aetate de Vatican II, confirmée par de forts gestes symboliques des papes successifs, par de saisissants actes de repentance. Désormais, cette clairvoyance spirituelle doit concerner tout disciple du Christ, faisant que tout ce qui advient à un juif le concerne, et susciter l’énergie de sa mobilisation.
Or, voilà bien le drame : ces réalités enfin reconnues et professées restent loin encore de la conscience commune. D’où l’inertie qui se constate dans les communautés chrétiennes. Leur quasi-mutisme fait la démonstration que leur lien au mystère d’Israël leur reste à peu près inconnu. La vérité enseignée par la Lettre aux Romains, mise en lumière par Jean-Paul II désignant les juifs comme « frères aînés » des chrétiens, reste encore à la surface, dans des discours lointains, sans descendre dans la terre profonde des cœurs.
Qui éveillera donc les chrétiens à la résistance spirituelle et à la solidarité avec les juifs ? D’énergiques paroles du magistère sont évidemment indispensables. Mais c’est de la levée d’une conscience collective qu’il s’agit. Vœu pieux ? Sauf si ceux d’entre les chrétiens – laïcs et prêtres – qui ont quelques mesures d’avance en matière de lucidité théologique sur la question prennent le mors aux dents. Car il existe bien à travers notre pays des groupes ardents dédiés à l’Amitié judéo-chrétienne, depuis la fondation de celle-ci en 1948. Ces petites cellules ne doivent pas rester des ghettos rassemblant quelques personnes un peu singulières, à la frange des communautés paroissiales. L’appel du pape au peuple de Dieu les concerne. Elles doivent pouvoir aujourd’hui être remises au centre de l’actualité de la vie des paroisses, en cruel déficit d’un enseignement de fond seul capable de faire monter de la conscience croyante un refus actif de l’antisémitisme. De même, il est vital que la liturgie de la Parole dans les célébrations eucharistiques soit l’occasion d’instruire les chrétiens du lien de l’Évangile au mystère d’Israël. Ce qui implique en particulier que la lecture de l’Ancien Testament ne soit pas un préambule à écouter distraitement, mais la clé qui ouvre à l’intelligence de la proclamation de l’Évangile. Alors, ne faisant pas nombre avec les autres voix qui combattent l’antisémitisme dans notre pays, une parole chrétienne pourrait se formuler, faisant autant de bruit, plus encore, que ne le fait depuis des mois la très légitime dénonciation des scandales sexuels.