
La déclaration, signée le 1er février 2021 par les représentants de la Conférence des évêques de France, contient des affirmations fortes, qui méritent d’être commentées. Les signataires « redisent aujourd’hui combien la lutte contre l’antisémitisme doit être l’affaire de tous et ils affirment leur volonté de travailler avec tous ceux et toutes celles qui sont engagés dans cette lutte ». Je souligne : « l’affaire de tous », expression qui ne pose pas de limites.
Puis, après avoir exprimé avec force la conviction devenue classique du « “lien spirituel” unique » qui relie les chrétiens au judaïsme, ainsi que « l’importance des racines juives du christianisme », l’exhortation des évêques prend un tour quasi universaliste : « La foi en Jésus … nous oblige … à reconnaître ceci : guérir de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme est le fondement indispensable d’une véritable fraternité à l’échelle universelle. Cette guérison est un chemin exigeant dans lequel tous les humains doivent s’entraider. »
Le dernier paragraphe de la déclaration revient avec insistance à la racine de cette conviction qui s’appuie sur « ce que nous avons appris » du « peuple de l’alliance » : « les êtres humains, de toute origine, toute langue, toute culture, sont appelés à vivre dans une communion où chacun sera donné à tous et tous à chacun ». L’exhortation finale est sans ambiguïté : « C’est pourquoi les évêques de France exhortent, non seulement les catholiques, mais également tous leurs concitoyens, à lutter énergiquement contre toute forme d’antisémitisme politique et religieux en eux-mêmes et autour d’eux. »
À l’appui de cet appel universaliste qui rejoint l’intériorité de chacun il y a « ce que nous avons appris » du « peuple de l’alliance ». Cela distingue des appels universels, tout à fait légitimes et même nécessaires, en faveur de peuples opprimés. Ces appels se font au nom de principes reconnus par tous (les droits de l’homme), et non pas à partir de la spécificité de la tradition du peuple que l’on veut défendre. En revanche, la lutte contre ce fléau particulier qu’est l’antisémitisme reçoit sa valeur universelle de « ce que nous avons appris » du « peuple de l’alliance ». C’est que l’on touche dans ce cas à la vocation du peuple juif signifiée par son élection. Il est écrit dans le livre du Deutéronome (Dt 7,6) : Tu es un peuple saint pour l’Éternel ton Dieu ; c’est toi que l’Éternel ton Dieu a choisi pour devenir le peuple qui est sa part personnelle parmi tous les peuples qui sont sur la surface de la terre. Cette élection n’est pas un privilège qui placerait le peuple juif au-dessus des autres, mais un rôle à tenir, celui de l’ouverture à la Transcendance divine manifestée au Sinaï. Rôle éminent et vital, car le monde, selon un principe bien connu de la tradition juive, tient sur la Torah, sur la manifestation de la Parole divine, transcendante, reçue par le peuple choisi et offerte, par lui, à tous les peuples.
Le paradoxe de l’élection peut en choquer beaucoup, et étonne même les maîtres de la tradition dans ce commentaire d’un verset du livre du Deutéronome (11,12), où la Terre d’Israël est représentée comme cette Terre que Yhwh ton Dieu recherche : toujours les yeux de YhwhH Yhwh ton Dieu sont sur elle, du commencement de l’année et jusqu’à la fin de l’année. D’où l’étonnement : « Ne recherche-t-il seulement qu’elle ? Ne recherche-t-il pas toutes les terres ? » ; en effet, les exemples à ce sujet ne manquent pas. La contradiction apparente doit être dépassée, et elle l’est par cette formule qui maintient le paradoxe : « Si l’on peut dire, il ne recherche que cette terre ; mais à cause de la recherche dont il la recherche, il recherche toutes les terres avec elle. » Même type de réflexion à partir d’un autre verset : Voici, il ne somnole ni ne dort le gardien d’Israël (Psaume 121,4). Là encore, les exemples ne manquent pas qui montrent que Dieu garde tous les êtres, et pas seulement Israël, d’où cette réflexion : « Si l’on peut dire, il n’est le gardien que d’Israël, mais à cause de la garde dont il les garde, il garde tous les êtres avec eux » (Sifre sur Dt 11,12 ; pisqa 40).
De par son existence même le peuple juif est témoin, voire organe, de l’entrée dans notre univers humain de la parole divine tout autre, une parole qui dit à tout homme à la fois sa finitude et sa grandeur. Finitude : une dépendance radicale par rapport à un Infini dont il dépend, qui le dépasse et qu’il ne peut posséder. Grandeur : celui qui accueille cet Infini d’amour reçoit la réponse à la profondeur de ses désirs, dans une attitude fondamentale de réception qui lui ouvre une voie sans fin à la réalisation de lui-même, et cela dans l’accueil nécessaire d’autrui qui est lui-aussi porteur d’une part de cette même vérité.
La nature profonde de l’antisémitisme est le refus de cette Transcendance qui conteste toute volonté humaine d’emprise absolue sur le réel, et en particulier sur autrui. L’essence de ce refus peut être masquée aux yeux des antisémites, consciemment ou inconsciemment, par des motivations de surface, contradictoires et irrationnelles, mais elle demeure. Elle fut tragiquement dévoilée au siècle dernier dans l’idéologie nazie. Hitler et ses adeptes ont reconnu dans le peuple juif leur ennemi principal. Ce qui était une aberration au niveau d’un jugement rationnel ne l’était pas à un niveau plus radical, métahistorique, en deçà d’une rationalité de surface : supprimer le peuple juif, le réduire à néant, était la condition pour ouvrir la voie à l’établissement d’une domination sans limite de terreur et de mort.
Juifs et chrétiens, nous avons ce qu’il faut pour plonger notre regard, avec effroi, sur la racine profonde de l’antisémitisme. Sur cette base, nous sommes en mesure d’interpeller tous ceux qui reconnaissent que l’antisémitisme est un fléau, non pas pour les convaincre de nos propres convictions à racine religieuse, mais pour lutter avec eux afin de contrecarrer un courant dangereux, reconnu par tous comme porteur de menaces pour une humanité en recherche d’un mode d’existence prometteur d’espérance et de fraternité. À ce sujet, je me permets de rapporter une anecdote. Le 19 mars 2019 différents partis et associations s’étaient réunis à Lyon et ailleurs pour manifester et réagir contre la montée de l’antisémitisme. La manifestation avait réuni environ 2000 personnes. Au cours d’une conférence de presse préalable, l’un d’un des membres présents, clairement situé au niveau politique, avait fait cette déclaration dont je redonne l’essentiel : « Nous avons des orientations politiques différentes, nous ne sommes pas d’accord sur tout et nous ne le serons pas après cette manifestation, mais nous sommes unis pour lutter contre l’antisémitisme ».
La lutte contre l’antisémitisme se situe en-deçà de nos différences légitimes. L’appel universaliste des signataires de la Déclaration des évêques de l’Église catholique de France se justifie à ce niveau.
Le texte de la déclaration de la Conférence des évêques de France